Par Christian Putsch (Courrier International, 2018)
Aéroport de Lagos, terminal du fret. La nuit est moite. Une responsable politique nigériane fait un discours enflammé dans la lumière des projecteurs. “Vous pouvez être reconnaissants”, lance-t-elle aux 160 rapatriés réunis dans un hangar après qu’ils sont descendus de l’avion libyen. “Certains d’entre vous sont revenus avec une seule jambe, d’autres avec un seul oeil, mais vous avez tout pour vivre, avec l’aide de Dieu. N’oubliez jamais que l’espoir vient sur la pointe des pieds.”
Isaac, 29 ans, est trop fatigué pour ressentir quelque espoir. Il est maigre, il fait près de 15 kilos de moins qu’à son départ pour l’Europe l’année dernière. À l’époque, toutes ses illusions ont volé en éclats quand il est arrivé dans la ville libyenne de Zouara. Puis, un jour, ce fut le rapatriement en avion grâce à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) – au-dessus de l’itinéraire terrestre qui l’avait pratiquement tué quatorze mois plus tôt.
À l’aéroport de Lagos, c’est un peu trop tôt pour entonner une ode à la vie. Isaac avale en silence du riz froid et du poulet. À côté des camions de pompiers se trouvent des tables sur lesquelles sa vie a retrouvé une existence officielle. Enregistrement, visite médicale, un papier avec les numéros de téléphone des cellules de conseil de l’OIM, une enveloppe contenant 40 000 nairas (95 euros) pour les premiers jours. À cela s’ajoute un téléphone portable rudimentaire avec un peu de crédit donné par un opérateur de mobile. Tels sont donc les ingrédients du nouveau départ.
L’Union européenne rend celui-ci intéressant pour ceux qui veulent rentrer au pays. Et les Nigérians font partie des groupes-cibles les plus importants. En 2017, ils représentaient – avec 5 232 ressortissants enregistrés – 16 % des arrivées en Italie, soit la plus forte population. Le taux de reconnaissance du statut de réfugié est pourtant faible : il n’est même pas de 1 sur 6 pour les Nigérians en Allemagne.
Outre un rapatriement gratuit, le programme de l’OIM, financé par l’Union européenne, promet “aux plus vulnérables, un soutien en matière de création d’entreprise, d’études et de frais médicaux”. Le président nigérian, Muhammadu Buhari, considère lui aussi que les migrants sont plus à leur place dans le pays : “Il faut qu’ils restent ici et trouvent le moyen de faire progresser notre économie au lieu de risquer leur vie.”
Torture. Au cours des dix-huit derniers mois, l’OIM a rapatrié 9 000 Nigérians rien que de Libye. Le gouvernement nigérian en a aidé 1 000 autres à revenir. À ceux-ci s’ajoutent ceux qui reviennent des pays européens. En 2017, il y a eu 154 retours volontaires et 110 expulsions vers le Nigeria depuis l’Allemagne. Malgré quelques progrès, la coopération avec les autorités nigérianes est compliquée.
La question ne joue pas un grand rôle dans la campagne électorale [pour la présidentielle de mars 2019] qui se déroule actuellement dans le pays. La migration était considérée comme un phénomène normal, du moins jusqu’à ce que l’opinion ait connaissance des récits de tortures en Libye. Vingt millions de Nigérians, soit un dixième de la population, vivent à l’étranger, pour la plupart en toute légalité. L’argent qu’ils envoient au pays représente environ 5 % du produit national brut nigérian.
À Lagos, sa ville natale, Isaac s’était débattu dans la plus profonde pauvreté. Il avait trimé dans une décharge pour se constituer un capital de départ, et était devenu peintre en bâtiment.
Ça marchait : il avait des chantiers, il avait acheté un ordinateur portable, une voiture. Puis il a vu des photos de machines à teinter la peinture allemandes. “Va là-bas, fais des économies et rapporte des machines au Nigeria”, s’est-il dit. Et il a vendu tout ce qu’il avait. Mais il a fait le mauvais choix. Son histoire ressemble à celle des innombrables victimes des migrations illégales africaines : escroqué par les passeurs qui exigeaient toujours plus d’argent, enlevé et contraint à travailler en Libye, détenu par des milices… Le rêve européen avait fini par être remplacé par le simple espoir de survivre.
Isaac est désormais de retour au pays, il ne possède même pas un sac. Et à Lagos, la vie ne saurait être plus contraire au nom que lui ont donné les Portugais [au xvie siècle] : Lago de Curamo (“Lac de guérison”). Il est minuit et plusieurs bus s’apprêtent à emmener les rapatriés – 6 femmes seulement sur 160 personnes – au Lagos Airport Hotel, un énorme établissement au charme morbide situé à deux pas de l’aéroport. Isaac partagera une chambre avec un autre homme.
Le lendemain, leurs chemins se sépareront. La majorité sera acheminée à Benin City, d’où un grand nombre de gens partent pour l’Europe. Ravisseurs. Isaac compte rester à Lagos, cette ville de 20 millions d’habitants à la croissance foudroyante qui a été pour les Nigérians une promesse de prospérité, bien avant l’Europe. Le boom pétrolier y a attiré des millions de personnes dans les années 1970. Ce n’est que récemment que les gens se sont mis à quitter le pays. Le lendemain de son retour, Isaac appelle son frère Emmanuel, qui est le chef de la famille depuis la mort de leurs parents. “Emmanuel, c’est moi, Isaac, dit-il d’une voix enrouée, il est grippé depuis plusieurs jours.
— Mon frère Isaac est mort. Qui es-tu?
— Non, c’est vraiment moi.
— Ce n’est pas sa voix.
Emmanuel avait récemment appelé les ravisseurs de son frère en Libye. Ces derniers lui avaient dit qu’ils allaient tuer Isaac parce qu’il n’avait pu virer que 200 dollars sur les 300 exigés [250 euros]. Emmanuel les a entendus envoyer des décharges électriques à Isaac. Puis il n’a plus pu le joindre. Il a porté le deuil pendant des mois. “Je vais venir te voir”, dit Isaac d’une voix rauque.
Mais d’abord, la bénédiction. Le lendemain du retour en avion, un bus emmène des migrants, dont Isaac, à l’église du prédicateur Temitope Balogun Joshua – l’un des trois plus riches du pays selon le magazine américain Forbes. Avec ses 15 000 places, l’église est plus grande que la plupart des stades de football.
Le bâtiment décoré [d’une croix] d’or se trouve en bordure d’un quartier pauvre. “Nous considérons qu’il est de notre devoir de nous occuper des nécessiteux”, déclare une Britannique qui se présente, avec deux Américains, comme une collaboratrice du prophète. “Et les migrants qui reviennent au pays en font naturellement partie.”
Cela démontre par la même occasion la compassion du prédicateur aux millions de spectateurs qui regardent sa chaîne de télévision. Isaac et quelque 80 autres rapatriés prennent place sur deux rangées de chaises en plastique dans une grande salle. Une infirmière leur prend la tension sous les caméras modernes de deux équipes de l’Église. Et chaque rapatrié reçoit deux sacs de riz et l’équivalent de 100 euros. Ils n’ont pas grand-chose d’autre et toute aide est la bienvenue pour eux.
Réinsertion. Isaac me demande ensuite de l’emmener quelque part. Il indique le chemin d’un orphelinat au milieu de la circulation anarchique. “Ils ont plus besoin du riz que moi”, confie-t-il. D’autres rapatriés font aussi don des sacs qu’ils viennent de recevoir. Cette ville a beau être dure, on y rencontre beaucoup de gens prêts à aider leur prochain. Après le week-end, je retrouve Isaac dans le salon d’un parent à lui. Il compte à nouveau travailler comme peintre, et communique en général avec ses clients par Facebook et WhatsApp. “Maintenant, je sais ce que j’aime au Nigeria, confie-t-il. Je peux à nouveau me déplacer librement, parler avec des gens, écouter de la musique avec eux.” Il a remangé du riz jollof, le plat national, pour la première fois. “Oh là là, qu’est-ce que ça m’a manqué !” Il est en train d’appeler tous les numéros qu’on lui a donnés à l’aéroport en lui promettant une aide à la création d’entreprise.
Le Nigeria est la grande priorité pour l’OIM. En 2017, l’organisation prévoyait 3 200 retours d’ici à 2020, maintenant elle vise les 15 000. Les rapatriés qui présentent un projet professionnel convaincant peuvent recevoir jusqu’à 12 000 euros.
Ils deviennent électriciens, coiffeurs, ou suivent une formation professionnelle. Une entreprise de transformation d’ananas va commencer à fonctionner à Benin City dans les prochaines semaines. Elle va employer 20 anciens migrants. Ces programmes n’en sont cependant qu’au début, et ils ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan, confie discrètement un collaborateur de l’OIM. De 10 à 20 % de ceux qui sont revenus repartiront, estime l’organisation.
Isaac n’arrête pas de composer les numéros de téléphone. Par trois fois c’est occupé, par deux fois personne ne décroche. Dans l’après-midi, il obtient quelqu’un – qui lui donne un autre numéro. “Il faut que je sois patient, juge Isaac. Avec toutes les choses que le gouvernement a à faire, il faut être patient.” L’implication du Nigeria dans le financement des mesures d’intégration n’est que marginale.
Passeurs introuvables. Isaac sort sous des trombes d’eau qui inondent des rues entières. Le jeune homme veut enfin voir son frère Emmanuel. Les deux hommes se retrouvent et se jettent dans les bras l’un de l’autre. “Tu es vivant !” crie le frère. “J’ai survécu”, répond Isaac.
Emmanuel lui propose de travailler avec lui, dès maintenant. Mais Isaac refuse. Il gagnait beaucoup plus en tant que peintre, et il est en contact avec d’anciens clients. Il espère que l’OIM l’aidera à s’acheter un mélangeur. Isaac veut aussi traîner en justice ses passeurs le plus vite possible. Ces derniers continuent à racoler alors qu’il est de plus en plus irréaliste d’espérer arriver en Europe. Isaac a demandé à l’OIM comment il pouvait porter plainte contre ses passeurs, mais on le fait attendre.
“Il faut signaler dès que possible ces criminels”, fulmine-t-il. Il a les coordonnées bancaires du compte sur lequel il a dû verser une partie de l’argent du voyage. Et il connaît l’adresse. “Il faut que je me rende à la police avec ça.” Au siège de la police fédérale, quelqu’un l’écoute exposer les faits sans prendre de notes. “Où est le coupable ?
— En Libye.
— Alors on ne peut rien faire.
— Mais sa femme est ici. J’ai les coordonnées bancaires.
— Où elle est exactement ?
— Dans l’État d’Imo.
— Alors c’est la police de là-bas qui est compétente.”
L’État d’Imo se trouve à 600 kilomètres [dans le sud du Nigeria]. Deux semaines après son retour de Libye, Isaac monte dans un car pour s’y rendre et aller à la police. “On ne peut rien faire”, lui répond-on une fois de plus. Isaac abandonne. Il m’envoie un message par WhatsApp. “Je vais laisser reposer le passé et regarder vers l’avant.” Il a des chantiers en tant que peintre et a retrouvé un peu d’espoir et de confiance. En lui seulement. Mais c’est déjà ça.